En mai dernier, les Académies suisses des sciences ont publié la Charte suisse de littératie des données. Cette initiative a pour objectif d’optimiser l’utilisation des données en Suisse et d’encourager le développement d’un esprit critique au sein de toute sa population. Rencontre avec sa co-initiatrice, la Dre Monique Lehky Hagen, médecin spécialisée en médecine interne générale et ancienne présidente de la Société médicale du Valais.
Vous militez pour une meilleure littératie des données dans la population générale et chez les professionnels. Mais que signifie réellement ce terme?
Monique Lehky Hagen (MLH): La littératie des données revient à avoir les compétences permettant de collecter, évaluer et utiliser les données de manière réfléchie dans un contexte donné. L’objectif est d’apprendre à évaluer la qualité des données et à en garantir un usage méthodologiquement et éthiquement correct. Cela implique de s’assurer que les règles éthiques et juridiques soient respectées lors de leur collecte, de leur analyse et de leur publication. L’instauration d’un échange continu entre les producteurs et les utilisateurs de données est également indispensable.
Il est évident que la littératie des données est importante pour les chercheurs, mais en quoi est-elle également pertinente pour le grand public?
MLH: Le Covid-19 est un exemple parlant. Lors de la pandémie, les citoyens ont pris conscience, souvent pour la première fois, de l’impact concret des données sur leur vie quotidienne. Au-delà des chiffres abstraits, les informations liées à la gestion de la pandémie, telles que les stratégies de test ou de vaccination, ont montré à quel point des données inexactes ou mal interprétées pouvaient influencer des décisions critiques. L’une des grandes lacunes observées durant la pandémie est la difficulté que nous avons à collecter et interpréter les données dans un contexte adéquat – et de surplus quand le contexte change rapidement et de façon imprévisible. Un exemple concret est celui du dépistage, dont la stratégie a évolué en fonction de la disponibilité des tests et des priorités sanitaires. Par moments, seuls les patients hospitalisés et les personnes à risque étaient testés, tandis qu’à d’autres, tous les sujets symptomatiques ou même l’ensemble de la population, y compris asymptomatique, étaient inclus dans les dépistages. Le problème survient lorsque l’on regroupe toutes ces données hétérogènes sans distinction, alors qu’elles proviennent de contextes différents et ne sont donc pas directement comparables. Beaucoup d’interprétations contradictoires s’en sont suivies. D’autre part, de fortes pressions en rapport avec la vaccination contre le Covid-19 ont amené à des situations de discrimination injustifiées d’une part, et d’autre part, à un faux sentiment de sécurité. La pandémie du Covid-19 a démontré de façon flagrante les déficits en littératie des données dans notre société et l’important impact socioéconomique qui en découle. Noyer les citoyens sous une avalanche d’informations, sans les outils pour les comprendre ni de culture approfondie en matière de données, peut entraîner de la confusion et des conflits inutiles. Les citoyens risquent en outre de se désintéresser de la problématique ou de se reposer sur des théories simplistes ou des opinions préconçues. Il devient alors impossible de mener des échanges et des discussions constructives et participatives basées sur une compréhension adéquate des données disponibles. De telles discussions sont néanmoins indispensables pour assurer un bon fonctionnement de notre société démocratique et cela dans tous les domaines de notre vie !
Quel est l’objectif de la charte suisse de littératie des données?
MLH: La charte que nous promouvons vise à fournir une définition commune et claire des principes de la littératie des données, en mettant l’accent sur la méthodologie, la qualité des données, leur contextualisation et le respect de l’éthique. L’objectif est d’encourager une culture de feedback continu entre ceux qui produisent les données et ceux qui les utilisent. Ce projet ne se limite pas au domaine de la santé. Il a une portée large, applicable à tous les secteurs de la société, car une société démocratique dépourvue d’un accès à des informations fiables et d’une culture des données est vulnérable à l’arbitraire et à la manipulation. À travers un apprentissage continu, nous devons développer notre capacité à collecter, partager et utiliser des données pertinentes de manière éthique, tout en respectant la protection des données, afin de prendre ensemble des décisions éclairées.
Quel rôle jouent les médecins dans l’éducation à la littératie des données des patients?
MLH: Les médecins ont toujours joué un rôle central dans l’information des patients, y compris dans le domaine de la littératie des données. Cependant, il est irréaliste de s’attendre à ce qu’ils accomplissent cette tâche seuls. Prenons l’exemple de l’utilité et de l’interprétation d’un test diagnostique. Les termes de « sensibilité » et « spécificité » des tests sont des concepts souvent contre-intuitifs et difficiles à comprendre pour un public non spécialiste. Comment un médecin pourraitil les expliquer en un temps limité lors d’une consultation ? Il serait donc utile que des campagnes d’information à grande échelle contribuent à améliorer la « littératie générale » de la population dans ce domaine. Ainsi, le médecin pourrait plus facilement accompagner et conseiller ses patients dans les choix diagnostiques et thérapeutiques partagés et éclairés. Le patient deviendrait un véritable partenaire apte à comprendre les données de la santé disponibles et leur interprétation dans son cas particulier. Cela permettrait également de renoncer plus facilement aux examens peu pertinents souhaités par certains patients. Actuellement, de telles discussions causent encore trop souvent des conflits qui nuisent à la confiance entre le patient et son médecin traitant.
Qu’espérez-vous pour la suite?
MLH: Nous espérons que cette charte apportera l’impulsion nécessaire pour initier une prise de conscience sur l’importance de la littératie des données pour tous, que ce soit pour les spécialistes, tels que les chercheurs, mais aussi les journalistes, les politiques et le grand public. L’éducation à la littératie des données doit débuter dès le plus jeune âge. L’esprit critique, essentiel pour analyser les informations, ne peut être développé en quelques heures de cours à l’école. C’est un processus qui doit être ancré tout au long de notre vie dans l’ensemble du parcours éducatif, depuis la maternelle jusqu’à l’âge adulte, à travers les écoles, les médias et les débats publics.
Nous espérons également que cette charte devienne un point de référence dans les différents secteurs, et le catalyseur d’un changement fondamental de la culture des données de notre société. Il est temps que les principes de la littératie des données soient inscrits dans les lois, notamment dans le domaine de la santé, mais aussi dans d’autres secteurs. Cela nous permettrait d’éviter de nombreux conflits et d’investir nos ressources de façon plus pertinente, consensuelle et équitable. Les médias ont également un rôle clé à jouer en fournissant des informations contextuelles de qualité, accessibles et compréhensibles. De plus, les médias pourraient favoriser une culture et une approche critique mais constructive des données qui permette aux citoyennes et aux citoyens de participer activement aux discussions politiques et sociétales en se basant sur une utilisation adéquate des faits et des données. Ce serait une base solide et indispensable pour promouvoir une société démocratique véritablement inclusive et participative dans tous les domaines.
Pour en savoir plus: https://akademien-schweiz.ch/fr/themen/culture-scientifique/data-literacy-charta/
