JE M'ABONNE DÈS AUJOURD'HUI
et j'accède à plus de contenu
ISO 690 | Christophe, L., Les quatre semaines d’hospitalisation de Madame L., Rev Med Suisse, 2015/476 (Vol.11), p. 1216–1216. DOI: 10.53738/REVMED.2015.11.476.1216 URL: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2015/revue-medicale-suisse-476/les-quatre-semaines-d-hospitalisation-de-madame-l |
---|---|
MLA | Christophe, L. Les quatre semaines d’hospitalisation de Madame L., Rev Med Suisse, Vol. 11, no. 476, 2015, pp. 1216–1216. |
APA | Christophe, L. (2015), Les quatre semaines d’hospitalisation de Madame L., Rev Med Suisse, 11, no. 476, 1216–1216. https://doi.org/10.53738/REVMED.2015.11.476.1216 |
NLM | Christophe, L.Les quatre semaines d’hospitalisation de Madame L.. Rev Med Suisse. 2015; 11 (476): 1216–1216. |
DOI | https://doi.org/10.53738/REVMED.2015.11.476.1216 |
Exporter la citation | Zotero (.ris) EndNote (.enw) |
J’ai ressenti un déchirement en sortant de sa chambre alors que je venais de lui annoncer qu’elle allait être transférée le lendemain dans un autre hôpital pour une suite de soins. Après plusieurs jours d’attente, cette nouvelle n’était pas une surprise mais, pour résoudre mon tourment, j’ai toutefois cherché à mettre bout à bout les quelques phrases qu’elle avait prononcées à mon intention durant les quatre semaines d’hospitalisation qui s’achevaient. Je n’y suis pas parvenu. Ce n’était pas que nous n’ayons rien échangé ces semaines, au contraire. En réalité, alors que la mucite radique s’ajoutait aux pneumonies d’aspiration pour limiter l’élocution de Madame L., je n’avais que rarement épié les réactions d’un corps aussi attentivement que le sien puisque c’était principalement ainsi que nous dialoguions.
… la sensation d’arrachement que peuvent éprouver les malades au moment de leurs transferts réveille des demandes insensées mais légitimes …
Durant les quatre semaines de cette hospitalisation, Mme L. n’avait pourtant guère eu d’autres mouvements spontanés que de se tordre les mains après s’être essuyé des larmes furtives. C’est qu’elle en vivait des épreuves depuis le diagnostic de son cancer de la gorge. On pouvait même supposer qu’elle en avait tellement vécu, qu’à mesure, elle avait progressivement renoncé à exercer son autonomie pour la plupart des choses de sa vie de tous les jours, jusqu’à n’être qu’un pantin dans les bras de ceux qui branchaient sur son corps toutes sortes de perfusions et qui tentaient encore d’obtenir d’elle qu’elle se mobilise pour s’installer dans un fauteuil ou pour ses soins d’hygiène.
Cependant, malgré son immobilité, Mme L. possédait tout un répertoire d’expressions. Les unes transfiguraient son visage ridé dans un masque dur et froid. Ces dernières étaient typiquement utilisées pour refuser les soins qu’elle jugeait inadéquats. Les autres pouvaient parfois donner l’illusion que son visage était devenu aussi flasque que son corps qui se répandait dans ce lit qu’elle ne voulait plus quitter. Ses traits se noyaient alors sous ses chairs plissées et elle s’abandonnait sans résister.
De temps en temps, après que son mari ait quitté la chambre pour nous laisser tous les deux, Mme L. pleurait en scrutant mon visage avec une inquiétude ardente. Je la questionnais sans qu’elle ne me réponde jamais vraiment. Je pressentais qu’elle voulait entendre quelque chose de moi mais je n’étais jamais certain de répondre à ses requêtes. Conscient de sa difficulté à devoir contrôler l’effroi face la dépendance et à la mort, je disais régulièrement ma conviction que nous pouvions lui faire du bien avec nos soins et que j’avais confiance malgré les obstacles. Ses yeux bleu-vert répondaient parfois avec gourmandise à mes évocations. Elle verbalisait alors de sa voix gutturale que, oui, elle se voyait bien d’ici quelques temps prendre une bière fraîche sans avoir recours à cette sonde d’alimentation. Si un inconnu avait fait irruption dans la chambre à cet instant, il aurait certainement eu l’impression d’entendre une discussion bien curieuse.
Lors des rencontres que j’ai eues avec Mme L. dans sa chambre d’hôpital, nous avons ainsi cheminé afin de préciser du mieux que nous le pouvions les conditions dans lesquelles elle allait vivre. Et lorsque je sentais que mes mots n’exerçaient plus le même effet, je cherchais d’autres sujets à aborder afin de maintenir son attention. J’imaginais alors qu’elle faisait surgir dans ses mimiques ce que j’appelais ses territoires privés : des pans de son histoire d’avant et des souvenirs heureux, sa capacité à donner du plaisir et de l’amour, son aptitude à gérer la frustration et ses démons internes. L’évocation de ces thèmes a ainsi souvent redonné un élan à nos échanges.
Après quatre semaines, Mme L. a eu le temps de me connaître. Elle a eu le temps de se forger son idée sur ce médecin qu’elle n’avait pas choisi et qui, même dans les pires moments, répétait qu’il voyait un avenir pour elle. La veille de son transfert dans un autre hôpital, en me penchant une dernière fois sur elle, j’ai clairement ressenti cette douleur que fait naître la séparation. Je lui ai pris la main. Je lui ai brièvement dit ma peine et celle de l’équipe de la voir s’en aller. Je lui ai dit l’émotion que je garderai de nos rencontres à évoquer l’intimité des souffrances et l’importance des liens qui maintiennent la vie et les envies.
En sortant de la chambre, après cet ultime échange, mon vertige était de ressentir le domaine intermédiaire dans lequel se déplacent les thérapeutes : entre sciences et vie, entre le banal et l’insolite, entre le lointain et le personnel, entre le rationnel et l’irrationnel. A l’hôpital, la sensation d’arrachement que peuvent éprouver les malades au moment de leurs transferts – je ne parle pas des transferts dans les services d’urgence ou de soins intensifs – réveille des demandes insensées mais légitimes car il n’y a souvent pas de consolation, pas d’autres solutions à ce genre de douleur qu’une solution miraculeuse.
Le produit a bien été ajouté au panier ! Vous pouvez continuer votre visite ou accéder au panier pour finaliser votre commande.
Veuillez entrer votre adresse email ci-dessous pour recevoir un lien de réinitialisation de mot de passe
Vous pouvez créer votre nouveau mot de passe ici
Certains de ces cookies sont essentiels, tandis que d'autres nous aident à améliorer votre expérience en vous fournissant des informations sur la manière dont le site est utilisé.
Les cookies nécessaires activent la fonctionnalité principale. Le site Web ne peut pas fonctionner correctement sans ces cookies et ne peut être désactivé qu'en modifiant les préférences de votre navigateur.
Ces cookies permettent d’obtenir des statistiques de fréquentation anonymes du site de la Revue Médicale Suisse afin d’optimiser son ergonomie, sa navigation et ses contenus. En désactivant ces cookies, nous ne pourrons pas analyser le trafic du site de la Revue Médicale Suisse
Ces cookies permettent à la Revue Médicale Suisse ou à ses partenaires de vous présenter les publicités les plus pertinentes et les plus adaptées à vos centres d’intérêt en fonction de votre navigation sur le site. En désactivant ces cookies, des publicités sans lien avec vos centres d’intérêt supposés vous seront proposées sur le site.
Ces cookies permettent d’interagir depuis le site de la Revue Médicale Suisse avec les modules sociaux et de partager les contenus du site avec d’autres personnes ou de les informer de votre consultation, lorsque vous cliquez sur les fonctionnalités de partage de Facebook et de Twitter, par exemple. En désactivant ces cookies, vous ne pourrez plus partager les articles de la Revue Médicale Suisse depuis le site de la Revue Médicale Suisse sur les réseaux sociaux.