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ISO 690 Kiefer, B., Où l’on torture même les blessés, Rev Med Suisse, 2012/329 (Vol.8), p. 440–440. DOI: 10.53738/REVMED.2012.8.329.0440 URL: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2012/revue-medicale-suisse-329/ou-l-on-torture-meme-les-blesses
MLA Kiefer, B. Où l’on torture même les blessés, Rev Med Suisse, Vol. 8, no. 329, 2012, pp. 440–440.
APA Kiefer, B. (2012), Où l’on torture même les blessés, Rev Med Suisse, 8, no. 329, 440–440. https://doi.org/10.53738/REVMED.2012.8.329.0440
NLM Kiefer, B.Où l’on torture même les blessés. Rev Med Suisse. 2012; 8 (329): 440–440.
DOI https://doi.org/10.53738/REVMED.2012.8.329.0440
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22 février 2012

Où l’on torture même les blessés

DOI: 10.53738/REVMED.2012.8.329.0440

«Dans la Syrie en révolte contre Bachar Al-Assad, il n’est pas seulement interdit de parler, de manifester, de contester : il est aussi interdit de soigner, et de se faire soigner» écrit, dans Le Monde du 17 février, le prix Goncourt Jonathan Littell, entré de façon clandestine en Syrie. Face à la médecine, le régime adopte une attitude de violence systématique : il menace, emprisonne ou tue tout soignant susceptible d’apporter son aide aux victimes de la répression. Ses milices, en plus, détruisent ou détournent la plupart des structures de soins. «Les deux hôpitaux de la ville... sont sous la coupe réglée des forces de sécurité, et leurs caves et certaines de leurs chambres ont été transformées en salles de torture» écrit Littell. Quant aux cliniques privées, elles ne peuvent garder aucun malade plus de quelques heures, sous peine de lui faire courir un danger de mort : «les forces de sécurité entrent régulièrement et arrêtent ceux qu’ils trouvent». Les médecins doivent signer sous la contrainte une promesse de ne plus soigner de manifestants. Beaucoup, évidemment, travaillent dans la clandestinité, mais avec des moyens ridicules, la peur chevillée au corps, désespérés d’être à peu près inutiles.

Le pire, ce n’est même pas le manque de moyens laissés aux soignants, ce n’est pas non plus le fait qu’ils soient menacés de mort. C’est la torture généralisée, pratiquée sur les blessés graves, à peine en état de survivre. C’est la stratégie folle et déshumanisante de renversement : au lieu de soigner ceux qui en ont un urgent besoin, on les humilie et les torture.

Littell décrit des vidéos qu’un médecin lui a montrées. Dans des salles de soins, des patients nus, les yeux bandés, une cheville enchaînée au lit. Leurs cathéters sont volontairement bloqués, leurs sacs d’urine pleins. Ils supplient qu’on leur donne à boire. Sur une table, les instruments de torture : des fouets, des câbles électriques à fixer aux doigts ou au pénis.

Ou encore, Littell raconte l’histoire de R. blessé par un obus, la jambe à demi arrachée, «retenue en écharpe», capturé par la sécurité et expédié dans un hôpital militaire. Là, au lieu de lui fournir le moindre soin, on lui bande les yeux (les tortionnaires ne veulent pas croiser le regard de leurs victimes), on l’enchaîne au lit et on le torture des heures durant en s’amusant avec sa blessure. «On a attaché des cordes à ma jambe blessée et on la tirait dans tous les sens» dit-il. Littell rapporte cette autre phrase de R. qui, d’un trait, démasque les bourreaux : «Les hommes qui le torturaient ne cherchaient même pas des informations, ils se contentaient d’insulter leurs victimes».

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Mais aussi, autre trouble, plus profond encore : parfois, certains soignants participent aux tortures. Littell cite un témoin affirmant que des infirmiers et des médecins se trouvent parmi ceux qui, à l’intérieur de l’hôpital militaire de Homs, torturent les manifestants blessés. Enfin, selon Littell qui interroge un ancien chirurgien passé dans le camp de la révolution, des médecins travaillent avec les services de sécurité pour «maintenir en vie les personnes soumises à la torture», pour les réanimer et ainsi permettre aux interrogatoires de se poursuivre, ou «pour superviser l’utilisation de produits psychotropes durant l’interrogatoire». A tout cela, il faut ajouter, comme un élément dont le rôle reste obscur, cet autre formidable reniement : Al Assad lui-même est médecin.

■ ■ ■

A Bahreïn, un phénomène très proche, simplement un peu moins extrême, est à l’œuvre. Lors des manifestations de l’année dernière, des médecins et infirmières ont été menacés, arrêtés et, dans certains cas, torturés. Tout était organisé pour que les soins aux blessés des manifestations ne puissent être donnés. La situation s’est un peu apaisée, mais 20 médecins et autres soignants sont encore emprisonnés sous des motifs fallacieux.

■ ■ ■

A la question : pourquoi cet acharnement des forces de sécurité à empêcher tout acte médical ? On peut répondre : parce que la médecine est au point de contact le plus étroit entre l’humain et le pouvoir. C’est dans l’acte de soigner, dans les rites et les valeurs de la médecine, dans la prise en charge de la personne souffrante que se construit l’humain. C’est donc en faisant disparaître cette démarche, en la moquant et en la retournant par la torture que l’on déconstruit le mieux la dignité, qu’on réussit le tour de passe-passe consistant à faire croire qu’une personne peut n’être qu’une masse de chair haïssable.

Torturer un bien portant est une immense violence. Mais torturer les mourants, maltraiter les malades, tuer ou détourner des médecins sert encore mieux les objectifs de la terreur. La tabula rasa des valeurs est achevée. Le pouvoir n’a plus d’autre fondation que lui-même.

■ ■ ■

Contempler cela. Et ne pas réagir. Telle est l’attitude des consommateurs inertes d’informations que nous sommes devenus. Elle est dénuée de toute éthique. Mais elle nous permet de continuer à vivre en conservant l’illusion d’une universalité de notre éthique. Pour prendre une catégorie décrite par Slavoj Zizek,1 découvrir des atrocités du type de celles ayant lieu en Syrie nous oblige à pratiquer un «désaveu fétichiste». Dans l’espoir de conserver notre système utopique et rassurant, nous nous réfugions dans le «je sais, mais je ne veux pas savoir que je sais, donc je ne sais pas». Autrement dit, «je refuse d’assumer les conséquences de mon savoir». Le problème, bien sûr, est que l’irrationnelle et terrifiante violence qui nous est donnée de voir nous révèle celle que nous camouflons chez nous sous les apparences d’une situation calme. Personne, expliquait Hannah Arendt, ne peut se croire incapable de barbarie : les monstres qui torturent ne sont pas fondamentalement différents de nous. On voit bien le danger couru à interroger cela : notre société se révèle bien moins tranquille qu’elle en a l’air.

■ ■ ■

Chez nous, pas de torture. A première vue. Mais, avec Abou Grahib nous avons eu, rappelle Zizek, «un avant-goût de la face cachée» de la culture américaine (presque la nôtre, donc), accompagnant les «valeurs publiques de dignité de la personne, de démocratie et de liberté». Ce que révèlent les photos prises par les soldats des prisonniers irakiens humiliés, c’est le même genre de volonté d’avilissement que dans toute torture : une «satisfaction obscène». «Ils ne cherchaient même pas des informations» raconte R. le témoin de Littell. Les soldats américains qui se moquaient des prisonniers irakiens non plus. Mais ici et là la volonté est la même. Nier l’humain en celui que l’on haït pour se dédouaner de sa propre haine. Il n’y a pas, sur ce plan, choc de civilisations arabe et américaine, avec d’un côté la barbarie et de l’autre le respect de la dignité humaine. Le choc est plutôt entre «la torture brutale et clandestine et la torture comme spectacle». Les civilisations se rencontrent par leur commune barbarie sous-jacente.

■ ■ ■

Rien n’est plus urgent que de s’intéresser à ce trou noir qui menace d’engloutir ce qui importe. Nous ne pouvons plus faire semblant de ne pas savoir, tâcher de rester indemnes de ce qui se joue en Syrie. Nous devons donner de la voix, soutenir par tous les moyens possibles sa population et ses soignants.

Auteurs

Bertrand Kiefer

Médecine et Hygiène Chemin de la Gravière 16
1225 Chêne-Bourg
bertrand.kiefer@medhyg.ch

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